(Interview réalisée par mail en juillet 2013 par Marie-Céline Dardenne (Les Grignoux) pour Le Parc Distribution.)
Dans L’Apprenti, vous filmiez la rencontre entre un jeune apprenti et son maître de stage dans une ferme. Dans Comme un lion, on retrouve le même type de relation entre Mitri, jeune footballeur, et Serge, son entraîneur. Pourquoi vous intéressez-vous particulièrement à ce type de rapport ?
J’ai perdu mon père très jeune. J’avais 13 ans à l’époque, et j’ai dû trouver sur mon chemin des pères de substitution. C’est sur l’absence et ce manque de figure paternelle que j’ai créé des liens avec eux. Dans mes deux films, et même dans mes premiers courts métrages, j’ai voulu raconter ces rencontres filiales.
Comme un lion débute au Sénégal, se poursuit à Paris et se termine à Sochaux. Vous rendez bien les ambiances très différentes de ces trois lieux. Nous sommes particulièrement séduits par les images du bassin industriel de Sochaux. Pourquoi avoir choisi ce cadre pour la seconde et principale partie de votre film ?
J’avais fait le portrait du monde paysan dans L’Apprenti. Un monde dont mes parents sont issus, mais qu’ils ont quitté pour devenir ouvriers. Dans la région, le bassin industriel de Sochaux-Montbéliard est très important. À l’époque, comme beaucoup d’enfants de paysans, mes parents sont partis du Haut Doubs pour aller travailler chez Peugeot à Montbéliard. J’ai fait le même chemin avec ma caméra.
Le FC Sochaux-Montbéliard est un club très particulier dans le football français, étroitement lié à l’usine Peugeot. À Liège, nous retrouvons un peu le même rapport entre le club du Standard et l’usine ArcelorMittal.
Le FC Sochaux est un des plus vieux clubs professionnels. Depuis le début, le club et l’usine sont inséparables et les deux appartiennent à Peugeot. Il y a d’ailleurs des murs communs entre le stade et l’usine. À l’époque, les ouvriers s’installaient sur les toits de la forge pour regarder les matchs. Le stade est une espèce d’église où les ouvriers se retrouvent le dimanche, un moment où, via le spectacle, on communie entre collègues. Filmer le foot, c’était une manière de filmer ce bassin industriel, de visiter ce monde-là.
Outre l’évolution de la relation entre Mitri et Serge dans le décor industriel de Sochaux, vous traitez d’une question très sensible. Vous intéressez-vous depuis longtemps au trafic des footballeurs ? Y a-t-il eu un élément déclencheur qui a motivé la réalisation de ce film ?
Je voulais au départ me servir du foot pour faire le portrait d’un jeune des classes populaires françaises. Et puis, il y a eu cette rencontre avec un jeune Sénégalais au FC Sochaux, qui m’a raconté toute son histoire, qui est à peu près celle du film… Le recruteur dans les rues du Sénégal, la dette, l’abandon dans les rues de Paris, le placement dans un foyer de Dijon, puis finalement une rencontre avec un entraîneur de club amateur et son intégration dans un centre de formation. Il y avait la promesse immédiate d’une histoire, et la trajectoire d’un adolescent en quête d’idéal. Il y avait aussi dans ce témoignage l’alliance d’un jeune avec un adulte qui porte en lui une faille, un thème qui m’accompagne de film en film.
La thématique du trafic des être humains, et des footballeurs en particulier, est très sensible en Belgique. La fondation Samilia notamment en a fait l’un de ses combats. En France, avez-vous travaillé avec des associations pour vous aider à appréhender la question ?
J’ai travaillé au moment de l’écriture avec une association qui s’appelle Foot Solidaire. Ils m’ont fait rencontrer une dizaine de jeunes dont ils s’occupent. Certains d’entre eux étaient encore dans la rue. J’ai recueilli leur témoignage qui a nourri le scénario.
Ce film de fiction nous apparaît fort proche de la réalité. Nous sentons une certaine porosité entre fiction et documentaire. Nous pensons particulièrement à certaines scènes à la douane, avec les services sociaux, lors de la tontine…
Je voulais poursuivre cette expérimentation de la frontière entre documentaire et fiction, mais en en explorant cette fois l’autre face : celle d’une fiction dévorée par le documentaire. On a enquêté pendant trois mois à Paris afin d’amener beaucoup de matière documentaire pour nourrir le scénario et on a travaillé avec une majorité de non-professionnels en les mélangeant avec des acteurs. Ensuite, le dispositif de mise en scène consistait à intégrer notre fiction au sein de situations réelles préexistantes. Comme la scène de la tontine (l’assemblée des femmes au village), ou la scène de classe avec la fille au tableau qui parle de Van Gogh et de la « Jaconde ». Quand Mitri est reçu par un juge ou quand il est serveur dans un restaurant, c’est également documentaire, ainsi que la partie avec les jeunes dans les vestiaires ou dans le bus.
Pour la séquence de la douane, nous avons utilisé des scènes vues et enregistrées au dictaphone, retranscrites sur papier et rejouées par des acteurs, professionnels ou non. Parmi les deux comédiens de cette séquence, l’un est un vrai flic. On a tourné dans le vrai poste de la police aux frontières. Idem pour les séquences dans le foyer africain à Montreuil.
Ce dispositif de tournage contient son lot de contraintes (il est souvent moins onéreux de tourner en studio) mais c’est ce qui me permet d’accéder à une vérité. Parfois, d’ailleurs, je me dis que je ne filme bien que dans cette configuration, que la facilité qu’offre le studio ne me convient pas.
Tout ça pour dire que ce passage à la fiction n’est pas si éloigné que ça du travail effectué sur L’Apprenti. L’Apprenti était un documentaire avec des airs de fiction, Comme un lion est une fiction avec des airs de documentaire.
La scène du mariage est particulièrement réussie, elle semble tout à fait vraie. Comment avez-vous procédé ?
Pour cette scène, j’ai décidé de recréer le mariage de ma cousine, qui habite dans le Haut-Doubs, là où on a tourné L’Apprenti. On a loué la même salle, le même orchestre, on a repris la liste d’invités, on a fait revenir tout le monde. Les convives sont arrivés à midi et on a tourné jusqu’à deux heures du matin. Je ne voulais pas d’une scène avec des figurants de Pôle Emploi, je préférais organiser un vrai-faux mariage, où les gens mangent, boivent, vivent, et dans lequel on essayerait d’inclure de la fiction. Cela posait des problèmes techniques, surtout au niveau sonore, mais ça me permettait de filmer ces gens sans que l’on sente la présence de la caméra.
Comment avez-vous construit votre scénario ? Avez-vous laissé la place à l’improvisation ? Comment avez-vous dosé la part documentaire et la part fiction ?
Le scénario s’appuie principalement sur le témoignage du jeune Sénégalais que j’ai rencontré au centre de formation de FC Sochaux. J’y ai mélangé différents éléments d’autres témoignages de jeunes Africains qui ont vécu une histoire similaire. Le scénario est très documenté. Puis pour des raisons de simplification et de rythme, nous avons inventé quelques raccourcis scénaristiques.
Comment avez-vous découvert Mytri Attal qui joue le rôle de Mitri ?
Je ne voulais pas d’un acteur, ni d’un jeune ayant grandi en France. Je suis donc parti plusieurs semaines au Sénégal dans le village d’un ami. J’ai sillonné les rues et les terrains de foot. Ce qui est amusant, c’est que les gamins, remarquant ce « toubab » (« blanc » en wolof) présent dès qu’il y avait un ballon, ont cru que j’étais un agent. Ils étaient tous à me tourner autour pour que je les emmène en France. C’est là que j’ai touché du doigt l’étendue de ce problème. Au bout de trois semaines, j’ai choisi Mytri, ainsi que sa véritable grand-mère. J’ai été séduit par sa vivacité, c’est un gamin incroyablement vivant et volontaire.
Quelle part du personnage vient de Mytri lui-même ?
J’ai rencontré Mytri avant la rédaction du scénario. Je voulais au moment de l’écriture, pouvoir y intégrer les traits de caractère du gamin qui allait incarner le personnage.
Comment avez-vous travaillé avec lui pour que son interprétation soit juste ? Et les femmes de la tontine ?
Mytri est venu en France un mois avant de début du tournage. Nous avons commencé à répéter les scènes du film. Il parvenait rapidement à un jeu juste pour les scènes en wolof, par contre pour les scènes en français, il récitait le texte comme ses poésies devant son instituteur. Le français n’est pas une langue naturelle pour lui. Je l’ai alors fait improviser avec un ami Sénégalais en wolof autour de scènes du film. Ceci pour qu’il comprenne leur sens, leur sentiment, leur rythme. Quand on arrivait à quelque chose de satisfaisant, on passait en français. Je filmais ces improvisations et je les retranscrivais sur papier. Cela devenait les nouveaux dialogues du film qu’il allait jouer lors du tournage.
Anne Coesens est une comédienne belge que nous apprécions beaucoup. Elle a notamment tenu le rôle bouleversant d’une mère sans papiers dans le film Illégal d’Olivier Masset-Depasse. Comment l’avez-vous rencontrée et convaincue de travailler avec vous ? Il reste une certaine zone d’ombre sur sa relation avec Serge.
Mon ingénieur du son avait travaillé avec elle sur un film. Il l’avait trouvée formidable. Quand nous avons parlé du personnage de Françoise, il m’a convaincu de la rencontrer. J’en suis très heureux. Ça été un plaisir de travailler avec elle, et je trouve que, comme tous les personnages féminins, elle illumine le film.
Il y avait un dialogue dans la scène du mariage qui expliquait que Françoise est la sœur de Serge. La scène n’était pas bonne et elle a sauté au montage. Donc leur lien reste ambigu.
Vous n’hésitez pas à filmer l’argent et sa circulation.
C’est une question très importante parce que le poids que porte Mitri, c’est la dette. Au cours des entretiens avec ces jeunes escroqués par des agents, certains m’ont avoué qu’ils préféreraient mourir que de revoir leur famille qui avait investi sur eux tout ce qu’ils possédaient. Je ne voulais pas que cette dette soit virtuelle. Je voulais filmer ces billets qui circulent de main en main et le visage de ces femmes qui cotisent toutes pour faire voyager l’enfant.
Comment, au cinéma, filmer le football, à l’heure où il est omniprésent à la télévision ?
Et comment s’éloigner de tout ça, sans avoir un budget colossal et un temps de tournage à rallonge ? Il fallait trouver un concept de filmage et de mise en scène du foot. Très vite, j’ai décidé qu’on n’allait pas faire de la captation documentaire de matchs. Avec l’aide des coaches du FC Sochaux, on a chorégraphié des actions de jeu qu’on a mises en scène avec les jeunes du centre de formation.
Votre récit, malgré le destin difficile de Mitri, est lumineux grâce aux rencontres qu’il fait et à la fin heureuse. Le personnage de Mitri n’est pas vraiment le héros sympathique qu’on attendrait (buté, il peut être énervant). Vous filmez le village de Pout (d’où vient Mitri) de manière très lumineuse, la vie y semble agréable. Vous nous proposez donc de revoir nos a priori et d’appréhender cette histoire avec plus de complexité qu’il n’y paraît.
Vous me demandiez quels sont les traits de caractères de Mitri que j’ai intégré au scénario, c’en est un. Je ne voulais pas d’une personne qui allait incarner « le pauvre petit enfant noir » à qui « les méchants Blancs » font la vie dure. Mitri a effectivement un côté insolent, buté, mal élevé qui me plaisait bien pour contrer ça. Et je me raconte que pour franchir toutes les épreuves qu’il va rencontrer, il a besoin de montrer les dents quelques fois.
Dans L’Apprenti, vous étiez directement derrière la caméra. Pour Comme un lion, vous aviez une équipe plus importante à vos côtés. Quelqu’un a donc assuré le cadre ?
Sur L’Apprenti, nous étions juste trois. Sur Comme un lion, avec une équipe plus conséquente, et face au fait de mettre en scène et de diriger des acteurs, j’ai cru plus raisonnable d’abandonner la caméra. Très vite je ne me suis pas du tout senti à l’aise. Je me suis rendu compte que j’avais besoin, physiquement, de la caméra pour mettre en scène, voir les acteurs, leur parler. Besoin d’être complètement dans l’image et non pas face à un moniteur de retour. Du coup, au bout d’une semaine, je me suis de nouveau accaparé la caméra. Et je sais que je ne la lâcherai plus.
Le joueur qui a inspiré l’histoire de Comme un lion a-t-il vu le film ? Qu’en a-t-il pensé ?
Je ne sais pas. Je n’ai malheureusement plus de nouvelles de lui. |